Vulnérabilités, précarité et santé mentale

Séminaire du 7 mars 2025 par Alain Mercuel, Psychiatre

 

Dans sa présentation, Alain Mercuel, psychiatre travaillant à l’hôpital Sainte-Anne depuis 1984, partage son expérience clinique et ses réflexions sur la psychiatrie auprès des personnes en situation de précarité. Il commence par dresser un état des lieux, rappelant qu’environ 5 millions de personnes en France vivent en précarité, avec des estimations variant entre 50 et 330 000 sans-abri selon les sources.

Les données épidémiologiques révèlent une prévalence particulièrement élevée des troubles psychiques chez les personnes sans domicile fixe. Alors que 15% de la population générale mondiale présente un trouble psychique, ce taux atteint environ 67% chez les personnes sans-abri selon les méta-analyses internationales. L’enquête française Samantha, menée en 2009-2010 auprès des sans-abri franciliens, a identifié que 32% d’entre eux présentaient des troubles psychiatriques nécessitant des soins, avec une prévalence plus marquée (40%) chez les jeunes de 18-25 ans.

Le Dr. Mercuel distingue plusieurs types de souffrances psychiques en situation de précarité. Il identifie d’abord les troubles réactionnels, majoritaires, qui apparaissent en réaction à l’exclusion sociale et évoluent avec le temps passé à la rue. Ces troubles se manifestent par un sentiment progressif de désillusion, de perte d’espoir et un glissement social. Viennent ensuite les personnalités pathologiques (états limites, psychopathes, antisociaux) dont certains troubles peuvent également relever de conduites de survie. La troisième catégorie concerne les états psychotiques, incluant les schizophrénies (13% des sans-abri) et les paranoïas, souvent moins visibles mais fréquentes. Enfin, il évoque les états de dépersonnalisation, caractérisés par une perte de perception du temps, de l’espace et du corps, pouvant résulter d’une désafférentation sociale.

Le psychiatre analyse ensuite la relation complexe entre addiction et précarité. L’addiction peut conduire à la précarité par l’exclusion sociale et les ruptures familiales qu’elle provoque. Dans ce cas, le pronostic est moins favorable car l’addiction préexiste à la précarité. À l’inverse, la précarité peut également conduire à l’addiction comme réaction à la souffrance, avec un meilleur pronostic en cas de sortie de la précarité. Il détaille les multiples fonctions que remplit l’addiction en situation de précarité : rôle hypnotique, anxiolytique, antidépresseur, antipsychotique, analgésique, et d’intégrateur social.

Concernant les facteurs de risque d’exclusion et de précarité, le Dr. Mercuel insiste particulièrement sur l’histoire infantile perturbée (maltraitances, violences intrafamiliales) qui entraîne des troubles de l’attachement et une difficulté à faire confiance, se traduisant souvent par une absence de demande explicite d’aide. Il évoque également le faible niveau d’acquisition scolaire, souvent lié aux traumatismes, la consommation précoce d’alcool et de toxiques, et les troubles psychiatriques non repérés, avec un retard de diagnostic et de prise en charge pouvant atteindre 3 à 5 ans pour des troubles comme la bipolarité.

Parmi les facteurs qui entretiennent la précarité, il pointe la mauvaise utilisation des services, notamment la confusion entre demande et besoin, les transitions difficiles entre institutions, et le cadre inadapté des services psychiatriques, organisés selon un secteur territorial qui peut s’avérer excluant.

Pour l’accompagnement, le Dr. Mercuel développe plusieurs principes d’action. Il souligne l’importance de la permanence du lien, plus fondamentale que le soin lui-même, et la nécessité de reconnaître la demande implicite au-delà de l’absence de demande explicite. Il recommande d’éviter le “harcèlement d’assistance” en se coordonnant avec les autres intervenants et propose la métaphore de “tracer la route” avec la personne plutôt que pour elle. Il suggère également la mise en place de directives anticipées et l’identification de personnes de confiance.

Le psychiatre identifie deux conditions essentielles pour la réussite de l’accompagnement : d’abord éviter l’ennui, en proposant des médiations (activités corporelles, créatives, accès aux droits), puis éviter le retour à la rue, en combinant logement, accompagnement social et suivi médical. Il insiste sur la nécessité de personnaliser l’approche en trouvant pour chaque personne ce par quoi commencer pour sortir de la précarité.

En conclusion, le Dr. Mercuel souligne que le travail en grande précarité exige une créativité particulière dans la manière d’établir le lien avec des personnes qui ne formulent pas de demandes explicites. L’accompagnement doit être personnalisé et tenir compte des spécificités de chaque parcours, sans appliquer de solutions standardisées. Il nous invite à repenser nos pratiques professionnelles pour mieux répondre aux besoins complexes des personnes en situation de grande précarité.