En février 1985, Laurent Cathala, maire de Créteil, demande à Marc Hoffman, Président de Mouvances et Réseaux Villages, de réfléchir aux réponses à apporter localement face aux problèmes liés aux drogues.
Marc Hoffman fréquentait alors l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et le séminaire de Claude Veil[1] ; il parle à Daniéla Cesoni, psychologue italienne (qui avait participé aux expériences italiennes de lutte contre l’enfermement asilaire et la création de dispositifs territoriaux de santé mentale). de la proposition de Laurent Cathala. Elle avait également contribué à la mise en place des premiers dispositifs de prise en charge d’usagers de drogues pour la ville de Milan et décide de relever le défi et d’associer à cette aventure Philippe Lagomanzini, issu des dispositifs de soin spécialisé en addictologie, et Gérard Chabaud, ex-directeur d’un club de prévention et disposant d’une très bonne connaissance des réalités locales.
La proposition de la ville de Créteil s’inscrivait en lien aux nouvelles opportunités offertes par le Conseil National de Prévention de la Délinquance (CNPD), institué en 1983, tout comme les Conseils Départementaux et Communaux de Prévention de la Délinquance (CDPD et CCPD), à la suite du rapport de la commission des maires sur la sécurité, présidée par Gilbert Bonnemaison. Ce rapport, dit rapport Bonnemaison, préconisait une coopération entre l’État et les collectivités territoriales pour mener des politiques de prévention s’appuyant sur le tissu associatif. C’est aussi à la suite de ce rapport, ainsi que des rapports Schwarz pour l’insertion professionnelle des jeunes, et Dubedout pour les opérations de Développement Social des Quartiers, que s’institutionnalisera la Politique de la Ville, englobant en une quarantaine d’années, dans une volonté de lutte contre les inégalités territoriales, de plus en plus de thématiques : éducation, emploi, participation des habitants, santé, culture, etc. ; si aujourd’hui cette politique peut apparaître comme un échec sur le plan de la réduction des inégalités, nous verrons ce qu’elle a cependant permis de mobiliser, sur différents territoires et notamment à Créteil, en termes d’accès à des réponses de droit commun pour les usagers de drogues.
Le phénomène des drogues occupait régulièrement, depuis près d’une quinzaine d’années, la une des médias. Au cours des années soixante-dix, une partie de la jeunesse occidentale, souvent issue de classes sociales moyennes ou favorisées, exprimait le refus des valeurs d’une société matérialiste dans laquelle elle ne se reconnaissait pas et tentait de découvrir de nouveaux horizons, dans un mouvement associant contre-culture et recherche spirituelle généralement en lien à une consommation de diverses substances psychotropes. La répression policière a eu pour effet, dès le début des années quatre-vingt, de produire un essaimage de nouveaux réseaux de trafic de drogues, notamment d’héroïne, ciblant de nouvelles populations, souvent issues de l’immigration, vivant sur des quartiers dits « sensibles » et souvent en situation à haut risque d’exclusion sociale. L’arrivée du sida, dont on ne mesurera l’impact qu’à la fin de la décennie, a violemment renforcé la stigmatisation de ces populations. La panique des habitants et des familles, l’impuissance des services de proximité et l’éloignement des dispositifs de soin spécialisé ont alors conduit certains élus à mettre en œuvre des réponses localement adaptées, notamment sur les villes de Champigny et Orly, pour lr département du Val-de-Marne.
Le projet de Drogues et Société, pour la ville de Créteil se caractérise tout d’abord par deux idées majeures :
- Constituer un service disponible à l’échelle d’une ville, avec le souci de favoriser la participation de la population, d’en renforcer les ressources et de rétablir les liens de communication, là où ils ont été rompus ;
- Engager une démarche s’inscrivant en réseau avec les différentes structures médicales et sociales du territoire et l’ensemble des professionnels et acteurs sociaux concernés, à des fins de mise en complémentarité des ressources institutionnelles et de construction de réponses adaptées.
Et trois axes de travail,
- Accueil et accompagnement social, initialement à partir de temps de rencontres informelles sur les quartiers, de permanences au sein d’équipements socio-culturels ou de visites à domicile à la demande de familles ;
- Information et formation en direction de l’ensemble des acteurs sociaux, à des fins de partenariat ;
- Etudes et recherche sur les besoins des jeunes, des habitants et des professionnels de proximité.
C’est en mai 1985 que nous avons ouvert le centre EPICE ; ce sigle, signifiant Espace Parole Identité Connaissance Economie, nous semblait plus adapté que le terme « Drogues et Société », ne pouvant être perçu comme stigmatisant et soulignant, en outre, un certain nombre de questions sur lesquelles nous proposions de travailler, au-delà de celle de la consommation de drogues. Les locaux de la Maison des Associations où nous nous sommes installés, entre l’office du tourisme et l’université inter-âges, favorisaient notre visibilité et l’accessibilité du service.
Mais la plupart des premières rencontres d’usagers se sont faites sur les quartiers, dans le cadre d’équipements sociaux ou à domicile. C’est d’ailleurs à la demande de ces équipements de quartier, et notamment de Christiane Ybert, directrice du centre Albert Doyen et de Joël Bambuck, directeur du club de prévention, que la ville s’était engagée dans la création de l’association ; ils en étaient tous deux respectivement Secrétaire et Trésorier, ils en sont devenus les premiers partenaires.
C’est avec leur aide que nous avions installé un stand, un samedi après-midi, sur le quartier du Montmesly. Nous souhaitions rencontrer les habitants et présenter notre projet autour de jus de fruits et de quelques gâteaux. Lorsque nous sommes arrivés, un groupe de jeunes était présent. L’un d’eux, Abdelkrim, avait posé ses pieds sur la page d’un numéro de « Vivre ensemble », magazine municipal, où s’affichait un reportage sur notre arrivée dans la ville ; c’était une façon claire de nous affirmer que ce territoire était le leur et que nous devions en tenir compte. Ils se sont ensuite rapidement dispersés et nous avons passé l’après-midi avec les enfants du quartier.
Mais c’est avec eux que nous allions progressivement apprendre à nous « décentrer » de nombreux postulats théoriques pour repenser radicalement nos pratiques professionnelles.
Nous découvrions un univers que nous méconnaissions et avions de nombreux espoirs quant à une possible clarification des procédures auxquelles étaient confrontés les usagers. 45% des 61 usagers suivis font des allers et retours réguliers en prison pour des faits de petite délinquance (rapport activité 1987). Nous avions notamment observé que certains jugements pouvaient être prononcés par un tribunal, alors que les prévenus étaient déjà incarcérés à la demande d’autres tribunaux. Ou bien encore que les détenus également condamnés à une période de sursis et mise à l’épreuve n’étaient pas toujours bien informés des délais dans lesquels ils pourraient être convoqués après leur libération ; les convocations ne leur parvenaient pas toujours du fait de changements d’adresse, ou ils ne s’y présentaient pas, craignant d’être une nouvelle fois incarcérés, ce qui, de ce fait, finissait par se produire. En lien avec Claude Jouven, psychologue à l’origine de la création de l’Antenne toxicomanie de la Maison d’Arrêt de Fresnes, André Bibault, délégué de probation et Edwige Roberval, enseignante à l’ENAP (Ecole Nationale d’Administration Pénitentiaire), nous avions donc le projet de mettre en place des groupes de travail en direction de détenus afin d’éclaircir la situation de chacun et de favoriser une meilleure compréhension des procédures judiciaires. Malheureusement, l’Administration Pénitentiaire, craignant probablement que cette démarche puisse induire une lecture critique de ses dysfonctionnements, ne nous a pas autorisé à travailler ces questions.
Des ateliers ont cependant été mis en place dans le cadre du QIS (Quartier Intermédiaire Sortants) et nous avons pu rencontrer des détenus autour d’autres questions liées à la sortie de détention.
Nous avons également tenté différentes pistes de rupture avec le quartier, les consommations excessives et les relations conflictuelles. Nous avions obtenu un budget de fonctionnement qui nous a permis de travailler avec des lieux d’accueil informel ou d’associer la famille à la recherche de réponses permettant cet éloignement du quartier.
Georges Apap[i], procureur de Valence, avait clairement pris position dès 1987 quant à l’aberration et l’inefficacité des décisions de justice envers les usagers de drogues ; et les médias s’en étaient largement fait l’écho.
http://www.asud.org/2013/11/27/georges-apap-un-homme-remarquable/
« Les drogues ne sont pas interdites parce qu’elles sont dangereuses, elles sont dangereuses parce qu’elles sont interdites ».
Aucun de ces jeunes n’avait encore fréquenté un centre de soin, ce qui faisait dire à bon nombre de spécialistes : « il ne sont pas toxicos ! ».
Faire avec
Il nous est arrivé plusieurs fois de ponctuer nos journées par une visite au domicile de certaines familles. Tout en buvant un café, nous tentions d’aider à la gestion de multiples conflits au sein de la fratrie et de soutenir chacun dans l’accomplissement de différentes démarches, à partir de liens que nous établissions avec différents services, notamment la circonscription d’action sociale et les bureaux d’aide sociale de la ville avec lesquels nous avions mis en place des temps de réflexion qui ont permis l’élaboration de stratégies communes. (Nous développerons plus avant les différents modes de collaboration qui ont été expérimentés, tant pour un accompagnement individualisé mieux adapté que pour la construction de réponses collectives aux difficultés rencontrées par les professionnels intervenant au sein de ces services). Mais l’un des enjeux était aussi de prévenir les crises de fin de journée ainsi que différentes prises de risque, en mobilisant les capacités des uns et des autres afin de stimuler de nouvelles formes de dynamique collective.
Les usagers, y compris lorsqu’ils n’étaient pas issus d’une même fratrie, se connaissaient souvent depuis leurs plus jeunes années. Il nous fallait faire avec cette réalité et « en tirer parti ». Mais si nous avancions, en général, dans la construction de face-à-face individuels de confiance, nos relations avec les groupes s’avéraient plus difficiles. Ceux-ci se positionnaient collectivement en force de revendication, désavouant le travail engagé individuellement, raillant les perspectives d’accompagnement que nous leurs avions proposées, présentant aux autres les aides obtenues comme une « arnaque » réussie. La confiance n’était pas totale. Face à leurs pairs, ils devaient prouver qu’ils ne trahiraient pas en aspirant à un projet de changement individuel ; le consensus collectif était que la société était en devoir de réparation et que nous en étions les suppôts. Il en allait à la fois de leur réputation et de leur appartenance au groupe.
Ne pas se référer à la clinique dont l’un des principes fondateurs est d’« extraire » le sujet de son contexte !
Ouvrir de nouvelles perspectives.
Partir avec quelques usagers et voir ce qui se passe !
Une péniche circulant sur le canal du midi, à partir d’un partenariat avec le CAMPA d’Orly, à la fois pour partager les coûts de l’opération, mais également pour constituer un groupe « mixte » non constitué uniquement de jeunes se connaissant depuis des années ; des vélos pour de belles excursions au fil des escales, un encadrement souple (un éducateur, une psychologue et Dominique Poggi, sociologue), plusieurs intervenants amis de l’un ou l’autre des encadrants (musicien, relaxologue, etc.) accompagnant la découverte d’activités et la créativité. Recueil des attentes, des désirs, observation participante.
Un livre est publié, c’est à la fois le récit de cette expérience et un recueil de témoignages :
Ados et jeunes adultes du Mont-Mesly. Manques, besoins, aspirations. POGGI D., EPICE, Editions Mouvance, mai 1986.
Le lien qui s’établira avec certains usagers et leurs parents (qui constitueront le premier groupe d’auto-support parents) fondera le centre de soins et nourrira sa fréquentation.
Certains élus nous interpellent alors, considèrant que ce livre n’apporte rien de nouveau ! C’est probable mais c’est la démarche qu’il s’agit de valoriser et la dynamique qui en émerge qu’il faut renforcer.
Nous déjeunions chaque jour à la cantine et étions accompagnés d’un, deux, trois ou quatre usagers. Réticence et gêne des partenaires qui pouvaient être réinterpellés sur des demandes auxquelles ils n’avaient pas répondu, provocation « victorieuse », défi, visibilité… Les usagers ont commencé à s’y rendre seuls, y compris quand nous n’étions pas là, allant jusqu’à demander un petit billet aux uns ou aux autres. On a fini par nous faire savoir, par voie administrative, que seuls les salariés des services et associations seraient désormais accueillis à la cantine !
On nous fait savoir également que la mission n’est pas de passer nos journées avec des usagers connus de tous et « irrécupérables », mais d’éviter que d’autres deviennent comme eux !
Or, si nous trouvons des réponses pour les plus « destroy », ces réponses, dont ils ne se saisiront peut-être pas en effet, pourront convenir à d’autres. L’enjeu est aussi de questionner cette représentation d’irrécupérabilité.
Le sport comme réponse à la drogue !!! Un élu nous suggère d’organiser un marathon pour lequel les participants endosseraient un tee-shirt « Non à la drogue ».
Comment faire entendre qu’on n’éradiquera pas les drogues, qu’elles constituent pour beaucoup, sinon une possibilité appréciable d’échapper au réel, du moins une tentative d’auto-médication face à un vécu insatisfaisant, voire insupportable.
Qu’elles continueront à être utilisées de façon festive par des jeunes et des adultes qui vont bien et qu’il faut veiller à prévenir l’exclusion des consommateurs les plus vulnérables.
Notre mission de prévention ne pouvait pas être dissociée d’une activité de prise en charge des plus vulnérables et des exclus. Il en allait de notre légitimité.
Une bonne partie de nos journées se passait dans les bars et brasseries : entre rendez-vous avec les usagers, aide à la gestion de conflits entre usagers et patrons de bar ou autres clients, voire parfois ouverture de comptes repas (sans alcool) pour les plus démunis ; ces lieux devenaient nos QG de permanence d’accueil individuel et/ou collectif et de prise de premier contact avec de nouveaux usagers.
Il est indéniable que nous nous sentions emportés dans un véritable tourbillon. Nous établissions des liens qui pour être maintenus et renforcés bouleversaient toutes les règles habituelles qui fondaient, dans la plupart des institutions, les bases de la prise en charge sociale et de l’accompagnement psychologique.
Nous n’étions à l’origine que trois salariés et notre engagement dans ce projet nous conduisait à reconsidérer l’ensemble des réponses institutionnelles et politiques proposées jusqu’alors. Cela impliquait que nous nous dotions de solides références théoriques et méthodologiques. La Recherche Intervention Participative en a été une essentielle, en lien aux travaux de David Cooper, Marine Zecca et Robert Castel et à l’expérience italienne d’alternative à l’institution psychiatrique et aux concepts de territorialisation et de désinstitutionnalisation.
1986
- Agrément par l’Etat du centre Epice et convention avec la DDASS du Val-de-Marne. Installation dans de nouveaux locaux dans le quartier du Palais à Créteil. Maintien du siège social à la Maison des Associations.
- Un budget nous est octroyé permettant le financement d’un poste supplémentaire de psychologue et d’un fonds d’aide aux usagers. Le RMI n’existait pas encore et il nous fallait être en mesure de répondre à la multiplicité de besoins concrets auxquels devaient faire face les usagers en termes d’hébergement et de survie. Il ne s’agissait pas pour nous de suspendre la proposition de réponses à un engagement d’abstinence.
- Un colloque est organisé à la mairie de Créteil ; les contenus abordés font l’objet d’une publication.
Publication
Recherche-Action et Prévention de la Toxicomanie, ABBONDANZA T., CASTEL R., CESONI D., COPPEL A., HOFFMAN M., LAGOMANZINI P., ZECCA M., Drogues et Société, CRESIF, octobre 1986.